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CALCUTTA, UNE VILLE À L'AVANT-GARDE

Guillaume Delacroix 31/03/2024, 9:12 Voyage
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HAUT LIEU CULTUREL DE L’INDE, LA MÉGAPOLE EST SOUVENT PIONNIÈRE DANS LE PAYS
DONT ELLE FUT JADIS LA CAPITALE : LES FEMMES Y SONT PERÇUES COMME PUISSANTES ET
LES RELIGIONS Y VIVENT EN HARMONIE. REPORTAGE.



Bharat Lalvany se tient debout au bord du fleuve Hooghly, les mains jointes
devant le torse, vêtu d’un pantalon de toile et d’un simple tee-shirt. Avec une
dizaine d’autres hommes, il vient de pousser une statue­ d’un mètre de haut à
l’effigie de la déesse Durga dans les flots. «C’est une œuvre collective, celle
de mon im­meu­ble où vivent une bonne centaine d’habitants, explique ce père de
famille de 41 ans. Nous l’avons accompagnée jusqu’ici pour lui souhaiter bon
voyage.» Déjà, un autre groupe arrive en criant pour écarter la foule, poussant
sur une charrette une autre représentation de Durga, trois mètres de haut
celle-là. «Elle a été fabriquée et financée par ma copropriété, à travers des
dons, commente Manpreet Singh, 54 ans, ému. Tout l’immeuble l’a vénérée en
musique et lui a fait des offran­des. Il est l’heure, maintenant, de la lais­ser
partir.» C’est la fin de la Durga Puja, le festival annuel dédié à Durga
(«l’Inaccessible»). Le culte de cette déesse hindoue serait apparu il y a deux
mille cinq cents ans dans le royaume de Kalinga, l’actuel État de l’Odisha, sur
la côte est du pays, et Calcutta en est aujourd’hui l’épi­centre.




Ailleurs dans le sous-continent indien, où règne le patriarcat, on célè­bre les
dieux hindous mâles. À Calcutta – ou Kolkata, son nom officiel depuis 2001 –,
15 millions d’habitants, «on préfère vénérer les forces féminines, car on
considère que ce sont les femmes qui dirigent le monde», analyse Indradip
Banerjee, avocat de profession qui prépare un documentaire sur les coulisses de
ces festivités célébrées avec faste.


LE FOYER DE LA RENAISSANCE BENGALIE

La capitale du Bengale-Occidental, d’une façon générale, préfère faire à sa
façon. Clarifions tout de suite : la mégapole n’a plus rien à voir avec celle
décrite dans La Cité de la joie, le roman de Dominique Lapierre paru en 1985. Il
y a belle lurette que la lèpre a été éradiquée et Mère Teresa, souvenir brumeux
d’une époque révolue, n’est plus évoquée que pour être fustigée pour l’image
miséreuse que la religieuse albanaise a donnée de la ville jusqu’à sa mort en
1997, et encore des années après. Calcutta a été la première agglomération
indienne à s’équiper d’un métro, dans les années 1980. Et dans la mémoire
collective, la ville reste l’ancienne capitale de l’Inde sous occupation
britannique, de 1773 à 1911, et le foyer de la Renaissance bengalie qui, à la
fin du XIXe siè­cle, avait promu l’athéisme et la revalorisation du statut
social des femmes.



Ce réveil intellectuel, qui vaut à Calcutta d’être encore considérée comme la
capitale culturelle du pays, a été incarné par les films de Satyajit Ray
(1921-1992), monstre sacré du cinéma bengali, et par l’œu­vre de Rabindranath
Tagore (1861-1941), géant de la poésie et Nobel de littérature en 1913.
Aujourd’hui, Calcutta est l’un des derniers bastions d’opposition au
nationalisme hindou du Premier ministre Narendra Modi. Et mille indices
mon­trent que la mégapole a souvent un coup d’avance.


EN PLEIN FESTIVAL RELIGIEUX, ON SE SOUCIE D’ÉCOLOGIE

Au cinquième et dernier jour de la Durga Puja, les fidèles arrivent en
procession des quatre coins de la ville, à pied, en rickshaw, ou entassés dans
des camions bariolés, entourant du plus grand soin les effigies de Durga. Ils
convergent, comme Bharat Lalvany, jusqu’aux berges du fleuve. À intervalles
réguliers, ils jettent en l’air des poignées de fleurs coupées. Ils les ont
achetées le matin même par dizaines de kilos au flower market situé sous le
grand pont cantilever qui mène depuis 1943 à Howrah, ville située sur l’autre
rive du Hooghly – un défluent du Gange qui aboutit au golfe du Bengale, à une
centaine de kilomètres au sud. Selon la légende, durant les cinq jours du
festival, Durga combat Mahishâsura, démon sous la forme d’un buffle. Sa victoire
lui permet de rétablir force et amour dans les foyers. Des dizai­nes de milliers
de statues en argile de la déesse ont été confectionnées par les quartiers,
parfois par les habitants d’une maison ou d’un immeuble.




Le dernier jour, les croyants défilent toute la nuit, mais les premiers doivent
atteindre la rive gauche du fleuve Hooghly avant le crépuscule, lorsque le
soleil rougeoie encore sur l’horizon. Le moment propice pour saluer une dernière
fois la déesse des déesses et lui souhaiter un bon retour chez elle, au mont
Kailash, dans l’Himalaya. Mais avant de faire basculer sa Durga dans le fleuve,
on la débarrasse de ses colifichets plastiques et métalliques, très polluants.
Désormais, on se soucie ici d’éco­logie. À peine l’argile se désagrège-t-elle
qu’une grue installée sur un ponton flottant retire les Durga de l’eau boueuse
et dépose leurs squelettes de bambou sur un quai. Ils pourront servir à nouveau
l’année suivante.



Même si ses rues chaotiques sont toujours empruntées par des pousse-pousse tirés
à bras d’hom­me ainsi que par de vieux taxis jaunes Ambassador brinquebalants et
crachotants, Calcutta vit avec son temps, avec des voies rapides, des cafés
branchés, des restaurants hors de prix, des boutiques de luxe et une avenue,
Park Street, devenue temple du consumérisme. Un comble pour cette ville qui fut
aussi le berceau du communisme indien (il ne reste plus que quelques permanences
obscures de militants maoïstes marquées de la faucille et du marteau sur fond
rouge). Sur le plan des valeurs, elle a fait ses choix : la laïcité promue par
les pères fondateurs de l’Inde, Gandhi et Nehru, et qui implique l’égalité de
statut des différentes communautés religieuses, demeure ici fondamentale.




Dans le quartier musulman de Bara Bazar, la synagogue Magen David, au croisement
de Brabourne Road et de Canning Street, inaugurée en 1884, côtoie la mosquée de
Nakhoda, la cathédrale du Très-Saint-Rosaire, l’église arménienne de Nazareth,
ainsi qu’un temple jaïn et un gurudwara sahib, un temple sikh. Autre
particularité : elle est surveillée et entretenue par des musulmans, nombreux
ici et monothéistes comme les juifs. Masud Hossein, 44 ans, travaille là depuis
dix ans. «Il n’y a jamais de conflit entre les différentes communautés, dit-il.
C’est nous qui ouvrons aux visiteurs et faisons le ménage à l’intérieur.» Anwar
Khan, 44 ans aussi, est quant à lui employé depuis bientôt un quart de siècle
par la communauté juive de Calcutta qui ne compte plus qu’une petite vingtaine
de représentants aujourd’hui. «Mon grand-père et mon père tra­vaillaient
également à la synagogue, dit-il. Pour nous, c’est la maison de Dieu et c’est la
seule chose qui compte.» Son collègue Sheikh Gufran, 48 ans, dit aimer
particulièrement le vendredi soir, quand il faut préparer les chandelles de
shabbat avec des mèches en coton.




POUR L’AMOUR DE LA CULTURE

C’est cette communauté musulmane qui contribue à donner son caractère «à part» à
Calcutta, souligne Kasturi Basu, réalisatrice de documentaires. La cinéaste de
43 ans vit en couple dans un modeste quatre pièces-cuisine du sud de la
mégapole, à Baishnabghata Patuli, un quartier d’anciens réfugiés bangladais, le
plus souvent musulmans. Elle-même descend d’une famille bangladaise hindouiste.
Son petit balcon donne sur l’un des innombrables lacs de l’agglomération. «Si
notre ville nourrit le sentiment d’être différente, c’est qu’elle possède une
longue tradition d’accueil des musulmans, depuis la partition entre l’Inde et le
Pakistan en 1947 et l’indépendance du Bangladesh en 1971», rappelle-t-elle,
avant de souligner les chiffres du dernier re­cen­sement (2011). «Au
Bengale-Occidental, il y a 27 % de musulmans, contre 14 % en moyenne en Inde,
dit-elle. Nous en tirons une grande fierté.»




Le caractère unique de sa ville natale, l’ancien animateur vedette de télévision
Vir Sanghvi l’attribue surtout, pour sa part, à «ses passions soudaines et ses
réactions enflammées à la moindre provocation», ce qu’avait bien montré Louis
Malle dans son film Calcutta, en 1969. «Notre cité incarne l’amour des Bengalis
pour la culture, le triomphe de l’intellect sur la cupidité, le dédain réservé à
l’hypocrisie et au manque de sincérité. Elle incarne l’authenticité de la
chaleur humaine et la suprématie de l’émotion sur tous les autres aspects de
l’existence», énumère-t-il. «Nous, les Bengalis, nous sommes les Italiens de
l’Inde : nous baignons dans la culture et adorons bien manger», plaisante Naveen
Kishore, 71 ans. Fondateur en 1982 des éditions Seagull, dans le quartier chic
de Bhowanipore (sud de la ville), il estime que «Calcutta a toujours cultivé sa
différence : un grand sens de l’hospitalité, un recul par rapport au tumulte de
l’actualité, une grande capacité de réflexion».




LA CUISINE LOCALE AUSSI CULTIVE SA DIFFÉRENCE

Ne dit-on pas qu’à Bombay, capitale économique de l’Inde, la première question
que l’on s’entend poser quand on rencontre quelqu’un est : «Combien gagnes-tu ?»
À Delhi, capitale politique, c’est : «Qui connais-tu ?» À Calcutta : «Qu’est-ce
que tu lis en ce moment ?» C’est dire la place qu’occupe le livre dans cette
ville qui accueille chaque année, en janvier, l’un des plus grands salons de
l’édition d’Asie, la Kolkata International Book Fair. Quand ils recherchent un
peu d’ombre le week-end et qu’ils vont déambuler pieds nus sur l’herbe fraîche
des prairies du Maïdan, l’immense parc où se nichent des monuments de l’ancien
Raj britannique, tels le Victoria Memorial, la cathédrale Saint-Paul,
l’hippodrome et le stade de cricket, les habitants de Calcutta ont souvent un
livre sous le bras. «Dans un monde épuisé culturellement depuis une vingtaine
d’années, la vitalité de Calcutta est remarquable», note Naveen Kishore, qui
publie des ouvrages en anglais d’auteurs célèbres, à très grands tirages, et
d’autres en langues vernaculaires de plumes méconnues, à petits tirages. Un acte
de «résistance», comme il dit, dans une Inde surveillée par un pouvoir
autoritaire, où la tension est chaque jour plus «palpable».




Voilà pour le côté bibliothèque. Côté cuisine, le tableau est similaire. Le
restaurant Kewpies est réputé dans le quartier de Paddapukur qui a vu naître
Netaji Bose, l’une des grandes figures de la lutte pour l’indépendance de l’Inde
(mais qui s’était rapproché de l’Allemagne nazie pour tenter de mettre les
Anglais dehors). Peu avant sa disparition à la fin de l’année dernière, la
propriétaire de Kewpies, Rakhi Dasgupta, critique gastronomique et autrice de
nombreux livres de recettes bengalies, nous avait reçus dans son établissement,
depuis repris par son fils. «Chez nous, le temps passé à manger et à dormir est
très important, nous expliquait-elle. On dit qu’au Bengale, tout pousse tout
seul, d’où notre réputation de paresseux, alors qu’on est juste davantage poètes
et révolutionnaires que travailleurs.» Si bien qu’à Calcutta, l’assiette
elle-même est différente. «Les poissons tiennent une place centrale dans la
gastronomie locale, comme l’alose hilsa [Tenualosa ilisha], symbole national du
Bangladesh, mais également les écrevisses et les fruits de mer, crevettes,
gambas, crabes…», indiquait Rakhi Dasgupta. Rien à voir avec les plats de la
moitié nord de l’Inde, le butter chicken, poulet en sauce au beurre, ou le
paneer tikka masala, fromage pressé bourré d’ail. Détail important, c’est
toujours la mère de famille qui préside les repas. «Au Bengale, ce sont les
femmes qui portent la culotte, rappelait Rakhi Dasgupta. La tradition veut
d’ailleurs qu’elles attachent le tissu de leur sari sur l’épaule avec les clés
du foyer.»



Est-ce pourquoi le militantisme attaché à la Durga Puja est fortement teinté de
revendications féministes ? C’est à qui fera le plus de buzz autour de son
pandal, le temple éphémère bâti autour de la statue de la déesse, dont le coût
peut atteindre 30 millions de roupies (335 000 euros). Cette année, celui de
Kashi Bose Lane fait grand bruit. Il est situé à deux pas de Sonagachi, réputé
être le plus grand quartier de prostitution d’Asie. L’édifice mesure quinze
mètres de haut.

Avant d’arriver à la statue géante de Durga, les visiteurs traversent une pièce
abritant une scénographie imaginée par l’artiste Rintu Das. Ils sont saisis par
une installation placée au centre, dans une semi-pénombre. Six fillettes se
tiennent debout sur un plateau circulaire. À hauteur de leur sexe, leur corps
est remplacé par une boîte transparente abritant une grosse pomme rouge, le
fruit défendu. Au centre de la scène, des langues roses coupées par dizaines,
comme jetées au sol pour marquer le silence imposé aux six enfants. Autour
d’eux, des vautours, prêts à attaquer. Au-dessus de leurs têtes, suspendu au
plafond, un filet de pêche conique laissant à penser que les fillettes sont sur
le point d’être attrapées pour être violées. «C’est la dénonciation d’un drame
national auquel le gouvernement n’arrive pas à mettre fin», décrit Samudranil
Dutta, 27 ans. Membre du comité d’organisation de la fête religieuse, le jeune
homme régule le flot ininterrompu des visiteurs à l’entrée. Il poursuit : «Il
nous a fallu trois mois et 120 ouvriers pour construire ce pandal. Tout le
quartier s’est mobilisé et on est très fiers du résultat. La Durga Puja est
l’occasion pour les gens de dire ce qu’ils ont sur le cœur, de dénoncer les
choses épouvantables qui se passent en Inde.» Chaque jour, dans ce pays de
1,4 milliard d’habitants, 86 femmes et 50 enfants sont victimes d’un viol. Et
Calcutta n’est pas épargnée.





HALTE AUX SUPERMACHOS !

Rencontré à Hindustan Park, quartier prisé des jeunes citadins branchés, Pushpak
Sen préfère, lui, voir le verre à moitié plein. «Calcutta est la capitale
extatique d’un Bengale qui a toujours devancé l’histoire, affirme l’homme de 28
ans, à la barbe épaisse. Nous sommes précurseurs dans des domaines aussi variés
que la mode, la littérature, le cinéma, la cuisine et la politique.» Styliste
consultant pour des marques de vêtements et de cosmétiques, il est connu ici
comme «l’homme en sari» en raison de son goût pour les tenues féminines. «Cela
n’a rien à voir avec ma sexualité, insiste-t-il. Je porte des saris par posture
artistique, pour inciter les gens à transgresser les barrières mentales que
veulent imposer les supermachos qui dirigent le pays.» Tous les ans, Pushpak Sen
célèbre lui aussi Durga avec ferveur. «Il ne faut pas croire que ces festivals
sont des trucs d’hindous orthodoxes végétariens, dit-il. Pour preuve, les gens
offrent du poisson à Durga, et Kali a droit à du mouton et à de l’alcool.» À
Calcutta, même les divinités parient sur la liberté.



➤ Article paru dans le magazine GEO n°541, La Sicile, de mars 2024.

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© RONNY SEN





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